Une porte dans la gueule
Quelle est la différence entre une paire de Louboutins en crocodile et une paire de chaussures de sécurité coquées ? Entre une robe de créateur et une salopette usée ? Entre un chignon sophistiqué piqué de bijoux scintillants et une coupe à la garçonne ébouriffée ? Entre une pochette hors de prix et une boîte à outils ? Entre un maquillage délicat et des zébrures de cambouis ? Entre une valse maladroite sous un kiosque couvert de roses et un local technique exigu ? Entre la femme qui suivait James Lovecraft comme son ombre aux garden parties qui réunissaient la crème de la bonne société et Freyja Kjellberg, technicienne et réparatrice modeste au Ministère de la Magie ? Aucune. Tous appartenaient à la même personne : Viðja Sveinsdóttir. Peu importait sous quel nom on la connaissait, sous quelle apparence elle se présentait, elle demeurait – de façon plus ou moins évidente – cette fille qui semblait débarquer de Mars et qui taillait son chemin comme un brise-glace dans la banquise Arctique. Elle finissait toujours par préférer la sensation de l'herbe fraîche et de la terre tiède sous ses pieds nus aux Louboutins en crocodile, par manger les gâteaux croulant sous la crème avec les doigts et par troquer tiares et épingles brillantes contre brindilles et feuilles mortes. Elle finissait toujours par danser dans les couloirs du Ministère, par laisser des traces de doigts tout collants de sucres partout sur les bureaux et par se cogner dans des cadres supérieurs qui recevait un salaire équivalent au sien après seulement cinq minutes de travail. Vernis écaillé, papiers de bonbons et dosettes de sucre vides dans les poches, cheveux emmêlés, saletés sous les ongles et grimaces grotesques. Voilà qui résumait mieux Viðja, Freyja, Esther et Marketa, toutes ces filles différentes et identiques à la fois.
Ce matin-là, Freyja commença sa journée en chantonnant entre ses lèvres closes, dodelinant de la tête comme une Indienne, caisse à outils à la main. Quelques entrechats plus tard, elle consultait sa liste de tâches à faire – il n'y en avait que trois mais la liste s'allongerait tout au long de sa journée de travail. Le hall était encore presque vide ; elle commençait souvent avant tout le monde pour que les dysfonctionnements de la veille au soir soient réglés avant que n'arrivent le gros des employés. La jeune femme finissait souvent à quatorze heures, ce qui lui laissait tout le temps pour se préparer à embaucher ensuite au Deus Ex Machina sous le nom et l'apparence de Marketa Poriskova, barmaid. Viðja appréciait de jongler entre ses trois quart-temps, c'était comme sauter d'une histoire à l'autre, d'une vie à l'autre, avec des gens tout à fait différents et des intrigues nouvelles à chaque fois, un autre jeu d'acteur, une autre aventure.
Sa première tâche émanait du Département des Mystère où elle s'empressa de descendre, oscillant d'un pied sur l'autre dans l'ascenseur, les yeux levés vers le plafond, soufflant de grosses bulles de chewing-gum bleu électrique. Arsinoé Leigh. Freyja l'aimait bien. Elle avait quelque chose d'excentrique un rien porté sur l'hystérie, mais ça la rendait amusante aux yeux de la jeune femme qui adorait le jeu de pistes en post-it et notes volantes qu'elles avaient toutes les deux. Une simple ampoule à changer cette fois et un petit mot sur le bureau. L'Islandaise – ou plutôt Norvégienne, la nationalité de Freyja – s'occupa rapidement de la lumière grillée et chiffonna le mot. Son premier réflexe fut de le laisser tomber par terre puis elle hésita, le ramassa et le mis à la corbeille. Elle s'empara d'un post-it vierge, l'estampilla d'un « Et la lumière fut ! » d'une écriture ronde et peu soignée avant de déposer un bonbon à la menthe dessus et de s'échapper vers le Département des Sports et Jeux Magiques. Une fuite d'eau qu'elle mata après trente minutes de lutte acharnée.
Sur les coups de huit heures, le Ministère commençait à se remplir doucement. C'est trempée qu'elle se fraya un chemin à travers le flux pressé des employés qui embauchaient. On s'écartait sur son passage avant une moue agacée et inquiète, de crainte qu'elle ne vienne dégouliner sur les costumes repassés et les attachés-case en cuir. Département de la Justice Magique. Freyja chemina à travers les enfilades d'open spaces et autres couloirs avant de poser sa boîte à outils. C'était une porte coupe-feu le problème cette fois. Elle ne cessait de s'ouvrir et se fermer toute seule à la volée, éjectant et cognant tous les malheureux qui avaient l'audace de s'en approcher. Si bien que les pauvres gens qui avaient leurs bureaux derrière s'étaient entassés dans un autre service et que cette partie du couloir – tout à côté des quartiers de la SEPPOM – était soigneusement contournée. La jeune femme attrapa sa baguette et tenta d'abord un immobilus pour maintenir les portes en place. Ces dernières se figèrent quelques secondes puis se mirent à frémir et trembler furieusement comme si elles voulaient se délivrer du carcan magique qu'on leur imposait. Ce dernier ne tarda pas à céder et les battants reprirent leur danse folle et victorieuse. Freyja tordit la bouche et émit un chuintement ennuyé. Les bras croisés, tête penchée sur le côté, elle observa un instant les portes, fascinée par leur mazurka endiablée et leur fureur à ne laisser passer personne. Elles faisaient un bruit semblable aux battements des ailes de centaines d'oiseaux ou bien de milliers de libellules.
La Norvégienne se gratta vaguement la tête puis revint à la charge, brandissant sa baguette blanche pour accabler les battants de plusieurs sorts d'immobilisation et d'annulation de maléfices. Baguette levée, prête à agir, elle s'approcha ses portes à pas de velours, comme si elle craignait de réveiller un gros animal sauvage endormi qui ne manquerait pas de la dévorer si jamais elle le réveillait. Freyja était à présent toute près des battants frémissants, sans oser les toucher, comme on hésitait à toucher une bulle de savon de peur qu'elle n'éclate. Précautionneusement, elle s'approcha du mur et y colla l'extrémité adhésive d'une petite barre rétractable. Elle s'y accrocha avec un bruit de succion et Freyja tira dessus pour la dévider et coller l'autre extrémité à la porte de gauche. Ainsi, elle espérait maintenir les battants en place pour pouvoir s'en approcher le temps qu'elle réinitialise les réglages. La jeune femme s'apprêtait à faire la même chose avec la porte de droite quand un bruit de pas familier attira son attention. Lester Anterfield, directeur de la SEPPOM, un homme somme toute sympathique au demeurant. Elle se retourna pour le saluer mais avant qu'elle ne puisse le faire, le sort qui bloquait la porte encore libre céda et le battant la frappa de plein fouet, l'envoyant bouler dans les jambes longilignes de monsieur Anterfield, toujours aussi trempée et désormais un peu sonnée avec la marque de la porte sur la joue.
Secouée d'un gloussement nerveux, affalée aux pieds de Lester, contre ses jambes, Freyja leva la tête vers ce dernier avec un large sourire :
« Bonjour ! »La politesse.