« Ce bébé est si mignon ! » entendait-on à loisir au-dessus du berceau. D’autres répétaient, le plus sincèrement du monde, tout en dévisageant le poupon.
« Il ressemble vraiment beaucoup à Dimitri, n’est-ce pas ? » Ce à quoi la plupart rétorquaient, attendris.
« Moi je trouve qu’il a les fossettes de sa mère, ce petit. » Enfin, il y en eut même pour plaisanter gentiment.
« Le troisième Bolgarov. Une petite terreur, lui aussi ? »Vladimir Stanislav Bolgarov venait à peine de naître ; pourtant il faisait déjà plus parler de lui qu’aucun autre bambin de la maternité russe. L’enfant était en bonne santé et faisait la fierté de sa mère. Seulement et uniquement de sa mère. La
mama, c’est tout ce qui comptera aux yeux de Vladimir, même s’il n’avouera jamais à voix haute qu’être le petit dernier et le rejeton d’une née-moldue n’a jamais aidé à faire en sorte que son père approuve son existence. Figure paternelle absente du portrait familial, il deviendra vite le fils à maman par excellence.
Mais de toute manière, il
n’a jamais voulu de lui, et Vladimir lui fera payer cette ignorance délibérée, il fera tout et plus encore pour que ce père qui ne le voit pas le remarque.
Vladimir a toujours pu compter sur son grand frère, Dimitri. Le modèle, la figure de proue. Nikolaï ? Connaît pas. Dimitri, lui, le comprend, Dimitri le voit tous les jours grandir, babiller, s’extasier, découvrir les détails les plus innocents et les plus idiots de la vie. Nikolaï, lui, est déjà bien loin de la naïveté de l’enfance. Il tue, il agit au nom du patriarche, il est un homme avant l’heure et trop souvent il manque les choses. Les premières bougies que Vlad peine à souffler, les pas hasardeux du garçonnet qui manque de s’écraser dans l’herbe – mais que Dimitri rattrape, toujours -, les éclats de rire du cadet devant les grimaces de sa mère, les jours de printemps où ils partent chasser des crapauds et des tritons pour en faire un aquarium géant.
La vie est simple, douce, sans complications dans le manoir familial moscovite. Elle le restera jusqu’à ce que Vladimir ait huit ans. Il découvre ses pouvoirs, il s’affirme comme un sorcier – mais jamais vraiment comme un fils pour les yeux du père. A partir de là, le monde gentillet que le dernier des Bolgarov s’est construit commencera à tomber lentement dans une décrépitude malsaine, inexorable et inarrêtable.
« I cannot think of any need in childhood as strong as the need for a father's protection. » S. Freud.
Vladimir n’est pas un littéraire dans l’âme. Il a toujours préféré les chiffres. Il n’aime pas particulièrement écrire à sa famille et pourtant il le fait plus souvent que d’autres. Il n’en a pas vraiment le choix : il sait sa mère et son grand frère soucieux – surtout depuis que celui-ci n’est plus là pour veiller sur ses arrières. Alors raconter que tout va bien sur un parchemin, ça les apaise. Même si ce n’est pas tout à fait vrai, même s’il a tendance à plus en baver que ses deux aînés dans cette école de sorcellerie où tout était supposé très bien se dérouler.
Il fait des envieux, Vladimir. Est-ce sa faute ? Sans doute, et il ne nierait pas qu’il les a un peu provoqués au départ. Réparti à Serdaigle, le petit dernier de la famille détonne dans le paysage de l’institut sorcier. Il n’est pas tout à fait comme Dimitri, et même si le corps enseignant ne peut s’empêcher de chercher à les comparer, Vladimir montre bien vite qu’il sera ce petit chouchou insupportablement adorable, cette tête à claques à qui il va falloir apprendre que la vie est un petit peu plus dure que ce que sa maman lui a dit.
On ne peut pas dire que Vladimir ait le soutien de nombre de ses camarades, cela dit le russe n’en a jamais réellement éprouvé le besoin. Il n’y a que l’approbation des meilleurs et des plus forts qui l’intéresse – celle de son frère Dimitri, par exemple. Pour le reste … A quoi bon copiner avec les cancres du fond et les clowns de service ? Ce n’est pas eux qui vous donneront vos ASPICs ou qui vous ouvriront les portes de leurs grandes entreprises à la sortie de l’école. Les têtes d’ampoules quant à elles apprirent très vite à se méfier de lui, trop bon qu’il était au petit jeu de les détrôner. La compétition le motivait à les dépasser et à travailler rien que pour la satisfaction de les voir devenir
moins bons que lui. Ce qui devait nécessairement arriver arriva donc assez rapidement sous la forme de plusieurs camarades de classe, certes moins malins que lui mais au moins plus musclés et plus doués de leurs poings et de leurs pieds.
Des trempes, le cadet Bolgarov en subit quelques unes, et pas des moindres. Au départ, Dimitri était encore là pour le protéger et faire fuir les imbéciles qui avaient eu l’audace de toucher à son petit frère. Au départ, Vlad pouvait encore compter sur d’autres pour se défendre. Cela n’avait fait que renforcer leur solidarité entre frères. Mais il avait fallu se résoudre à la réalité : le plus jeune des trois frères n’était pas fait pour être impliqué dans les bagarres qu’il causait. Il fallait changer de stratégie. Il ne pouvait pas seulement être le premier de classe arrogant et agaçant ;
il devait aussi plaire.
Et plaire aux filles, c’était si facile. Tout le contraire des garçons qui n’arrivaient pas à voir en lui l’ombre d’un leader. Les filles aimaient la douceur de son visage, son air malicieux, se blagues – qui n’en étaient au fond jamais vraiment - et ses petites fossettes. Bien sûr qu’il n’y avait pas de mal à profiter de ça. Qui ne l’aurait pas fait ? Et puis c’était un Bolgarov. Il aurait fallu être une idiote pour ne pas vouloir être amie avec Vladimir.
« The true sign of intelligence is not knowledge but imagination. » A. Einstein.
Princeton. La grande, l’insubmersible Princeton. Un de ses endroits favoris : Foulke Hall et les grandes marches sur lesquelles il appréciait s’installer pour contempler le paysage, lire le dernier exemplaire du Times et … remarquer les nouvelles recrues.
« Hé, Vlad ! »Il fit mine de ne pas entendre, plus qu’agacé d’être appelé par son surnom par un crétin de
frat-boy qui ne le connaissait que de vue. Celui-là même qui se la jouait avec son bombers et son allure d’américain.
« Vladimir ! Russian boy ! » beugle l’autre avec un accent parfaitement caricatural. Le concerné se retourne finalement, daignant accorder l’attention que son camarade criard lui réclame à corps et à cris. Celui-ci sourit, visiblement amusé par sa réaction.
« Ah, enfin, le Bolgarov veut bien m’écouter ! » Le Bolgarov, ici aussi c’est comme ça qu’il est connu. Par son nom, ses origines d’ancien ennemi de la nation. Bien sûr les gens s’en amusent en dépit de la pas-si-lointaine-que-ça guerre froide, de cette tension entre la Russie et les Etats-Unis.
L’étudiant, un blondinet sportif sans doute plus musclé que Vladimir après une cure protéinée, était arrivé face au moscovite avec un sourire convaincu. D’un ton de conspirateur, il attaqua directement le sujet de son approche – car il ne pouvait pas s’adresser à quelqu’un comme Vladimir par hasard.
« Paraît que tu vends des trucs. C’est à toi qu’il faut s’adresser, hein ? » Le brun esquissa un sourire vaguement perplexe, regardant son interlocuteur comme s’il lui parlait d’une chimère.
« Je vois pas de quoi tu parles. Qu’est-ce que j’aurais qui peut bien t’intéresser ? »Des tas de choses, en réalité. Des fausses notes, des faux relevés, des cours entiers, des corrigés et même des sujets d’examens pour tous ceux et toutes celles désireux de réussir leur année ; et pour les plus fêtards, des substances stimulantes entre herbes et alcools frelatés. Vladimir avait commencé à instaurer un petit commerce prolifique au sein de l’université, profitant autant des bourses bien remplies des élèves que de leur facilité à céder aux appels de la triche et de l’amusement.
Forcément, un tel réseau était parvenu aux oreilles d’une des fraternités les plus importantes de Princeton. Et pour ça, ils avaient envoyé un de leurs représentants afin de tâter le terrain.
« Tu sais. Des corrigés. Des accès aux dossiers. » répondit-il d’un ton de conspirateur.
« Et d’autres trucs pour s’amuser. » acheva le frat-boy, avant de s’asseoir aux côtés de Vladimir pour discuter plus sérieusement.
« Honnêtement Bolgarov, je me fous de savoir comment tu les as, mais tu les as et ça nous intéresse. Ce que j’sais, en revanche, c’est que t’es pas à ta place. Et ça t’énerve, hein ? » La phrase avait fait mouche, mine de rien.
« Avec nous, tu serais bien mieux. » L’étudiant se releva, donna une tape un peu trop amicale à Vladimir sur l’épaule et le salua.
« Réfléchis-y. Et traîne pas, Russian boy. Une offre comme ça, s’refuse pas. »Une semaine plus tard, Vladimir acceptait la proposition et devenait à son tour un frat-boy.
Avoir rejoint Princeton n’était pas un choix totalement aléatoire ; il savait que ces études le permettraient d’assouvir sa soif inextinguible de connaissance dans les sciences économiques. Certes, au départ, il avait visé Harvard, comme son très cher Dimitri, mais ce dernier avait conféré une réputation tellement affreuse au nom de Bolgarov que sa candidature avait été d’office rejetée. Dommage, il aurait fait des ravages à Massachussetts.
Quoi de mieux que d’être le gérant de la contrebande la plus organisée de la faculté ?
« One of the penalties for refusing to participate in politics is that you end up being governed by your inferiors. » Platon.
Patience et effervescence interféraient dans les couloirs du Département des Mystères. Un jeune homme au nœud-papillon impeccablement noué se releva de son siège alors qu’un autre sorcier bien plus vieux lui adressait un chaleureux accueil.
« Monsieur Bolgarov ! » s’exclama le directeur, lui tendant une main dynamique qu’il serra dans une poignée confiante.
« Ravi de vous accueillir. Pour être honnête, nous sommes plutôt habitués à entendre votre nom dans les couloirs … » plaisanta l’homme qu’il présageait devenir son futur supérieur, ce à quoi Vladimir répondit par un sourire entendu. Les Bolgarov, un parasite qui proliférait plus vite que les puces ou que la peste bubonique.
« Oui, il semblerait que mon cher frère fasse encore et toujours parler de lui. » Le moscovite avait volontairement occulté l’existence d’un autre individu un peu plus âgé encore, qui lui aussi portait le même patronyme que le sien et qui avait un poste certainement tout aussi important que celui de Dimitri. Son interlocuteur ne s'en formalisa pas vraiment, bien qu'il savait pertinemment que les Bolgarov étaient trois. Mais peu importait, parce que Nikolaï n’était pas vraiment un frère après tout, si ?
Si, peut-être quand il avait l’intelligence de réparer ses petites bêtises.L’entretien avait commencé avant même que Vladimir ne s’en rende compte. Toujours parfaitement sûr de lui et capable de mettre à l’aise le plus coincé et le plus glacial des recruteurs, il n’avait pas besoin de parler ou de surjouer pour être ce bon samaritain plaisant à écouter et à regarder, ce jeune homme spontané et mignon qui faisait rougir et sourire. Tout chez lui était fluide, évident, nonchalant. Les premières minutes s’étaient écoulées et il avait parlé de son parcours – sans autres fautes que celles d’avoir été un compétiteur-né – et finalement, après avoir parlé diplômes et compétences, il semblait que le sort en était jeté. Ses recommandations parlaient pour lui.
« Votre candidature nous a néanmoins surpris. Le Département des Mystères ? Mais j’imagine qu’il faut un Bolgarov dans chaque secteur ! » Sourire poli, rire de connivence.
« Bienvenue au Ministère de la Magie britannique, Monsieur Bolgarov. » Enfin, il s’avouait vaincu ! Le plus jeune remercia d’un signe de tête son référent, s’accordant même le luxe d’une petite remarque badine à souhait.
« Je vous en prie, vous pouvez m’appeler Vladimir. » D’ici là, il aurait tout le temps de s’installer tranquillement et de prendre ses marques. Mieux endormir la méfiance des autres pour être là à la succession …
« My heart is mysteriously alive in the world of sounds - a totally different dimension from the daily life. » Yoko Ono.
Silence dans le vaste appartement londonien. Au travers des lourds rideaux, la lumière d’une matinée bien avancée peine à filtrer. L’hymne russe résonne tout à coup à ses oreilles encore fatiguées de la nuit qu’il a passée. C’est une musicalité familière, rassurante, qui est très vite suivie par la voix profonde, grave et patriotique de son frère. Un coup d’œil ensommeillé lui indique qu’il est déjà dix heures passées, mais tout va bien. De sa main gauche, il tâte la place à ses côtés et constate qu’elle est occupée par une jeune fille aux cheveux aussi froissés que les draps. Un sourire profondément sincère réveille les fossettes sur ses joues et il s’étire comme un chat royalement paresseux, confortablement heureux dans son lit trois fois trop grand pour lui.
« Dimiiiii ! » chouine t-il presque de la même façon qu’il avait l’habitude de faire vingt ans plus tôt, lorsqu’il se rendait compte qu’il n’y avait personne à la maison.
C’est une journée normale qui commence pour le dernier né. Il a pris ses aises depuis plusieurs années. Il vit au-dessus de l’étage occupé par son frère – et on ne parle cette fois-ci pas de celui qui a remporté trois fois le prix du plus beau sourire, mais de celui qui au contraire mériterait plutôt le prix de la
poker face -, Nikolaï, comme si tout cela était logique. Officiellement, c’est simplement pour « être sûr que quelqu’un est là si jamais il se sent vraiment trop seul la nuit ». Officieusement, on ne sait pas vraiment pourquoi. En attendant, la majeure partie du temps, il règle ses problèmes de solitude comme il peut –c’est-à-dire en se laissant traîner par Dimitri dans les clubs où il finit toujours par trouver une chaussure éphémère à son pied. Il est chaque matin tiré du lit par ce même frangin qui beugle avec une vraie dévotion la chanson de leur pays. Il accueille sa présence avec un réel bonheur, et ce même quand il n’est pas seul – ce qui est d’ailleurs généralement la cause du départ précipité des filles qu’il invite chez lui. Le petit-déjeuner se fait dans une ambiance légère et insouciante, où Vladimir se contentera de réfléchir aux plans de sa journée, aux cours des bourses financières qui continuent de vivre et au champ des possibles interdits qui s’offre à lui chaque jour. De toute manière, le monde extérieur ne lui fait pas peur ; son nom de famille est une protection suffisante.